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La tempête de neige qui avait accueilli Paul à son réveil, le lendemain de son expédition à la salle de bains, s’était prolongée pendant deux jours. Il était tombé au moins cinquante centimètres, et le vent avait multiplié les congères. Le temps que le soleil soit de retour, la Cherokee d’Annie n’était plus qu’un tas informe dans l’allée.
Mais maintenant, le ciel était pur et un grand soleil y brillait, apportant une certaine chaleur : il la sentait sur le visage et les mains tandis qu’il était assis auprès de la fenêtre. Les stalactites de glace, le long du toit de la grange, gouttaient de nouveau. Il eut une brève pensée pour sa voiture dans la neige, prit une feuille de papier et l’introduisit dans la Royal. Il tapa les mots : le retour de misery dans le coin en haut à gauche, le chiffre 1 en haut à droite. Il pesa par quatre ou cinq fois sur le levier de retour du chariot, centra ce dernier et inscrivit : chapitre 1. Il frappait sur les touches plus durement qu’il n’était nécessaire, afin qu’elle entendît qu’il tapait au moins quelque chose.
Restait maintenant ce grand blanc en dessous de chapitre 1, vaste comme un banc de neige et dans lequel il risquait de s’enfoncer et mourir, étouffé par le gel.
D’Afrique.
L’essentiel était qu’ils ne trichent pas.
Cet oiseau venait d’Afrique.
Il y avait un parachute sous son siège.
D’Afrique.
Maintenant je dois rincer.
Il s’enfonçait dans sa rêverie, sachant qu’il n’aurait pas dû (elle serait furieuse si, entrant à l’improviste, elle le trouvait en train de musarder au lieu d’écrire), mais continuait tout de même à glisser vers l’hébétude. Il ne somnolait pas, toutefois ; d’une certaine façon, il réfléchissait. Il cherchait, il fouillait.
Pour trouver quoi, Paul ?
Mais c’était évident. L’avion était en piqué ; il cherchait le parachute sous le siège. D’accord ? C’est suffisamment plausible ?
C’est plausible. Quand il a trouvé le parachute sous le siège, c’était plausible ? Peut-être pas très réaliste, mais plausible.
Deux étés durant, sa mère l’avait envoyé au centre aéré communautaire de Malden. Et ils avaient joué à ce jeu : on s’assied en rond, et ça se passe comme dans les feuilletons d’Annie Wilkes… Il gagnait presque toujours. Comment l’appelait-on, déjà ?
II revoyait quinze à vingt garçons et filles assis en cercle dans un coin d’ombre du terrain de jeu, tous portant le T-shirt du Centre aéré communautaire de Malden, tous écoutant attentivement le moniteur qui expliquait les règles du jeu. Saurais-tu ?, tel était le nom du jeu, Saurais-tu ?… et ce jeu, c’était exactement le principe du suspense en pleine situation critique des feuilletons, Paulie. Et c’est exactement le jeu auquel tu dois jouer maintenant, non ?
Oui. Il supposait que oui.
Dans Saurais-tu ? le moniteur racontait le début d’une histoire, celle d’un type appelé Corrigan l’Insouciant. L’Insouciant se perd dans la jungle sans piste d’Amérique du Sud. Soudain, il se retourne et s’aperçoit que des lions le suivent… qu’il y en a d’autres de chaque côté de lui… et bon sang qu’il y en a aussi devant lui ! Corrigan l’Insouciant est entouré de lions. Les fauves commencent à se rapprocher. Il n’est que cinq heures de l’après-midi, mais ce n’est pas un problème pour ces charmantes petites bêtes ; pour les lions d’Amérique du Sud, le coup du dîner à huit heures, c’est bon pour les tarés.
Le moniteur tenait à la main un chronomètre que l’esprit somnolent de Paul Sheldon se représentait avec une parfaite clarté, même si cela faisait plus de trente ans qu’il n’avait pas soupesé sa masse argentée. Il voyait la fine découpe des chiffres, l’aiguille plus petite, en bas, qui enregistrait les dixièmes de seconde, la marque imprimée en petits caractères : annex.
Le moniteur regardait alors le cercle des enfants et désignait l’un d’eux. « Daniel, disait-il, saurais-tu ? » À l’instant même où les mots Saurais-tu ? sortaient de sa bouche, il déclenchait le chronomètre.
Daniel disposait alors de dix secondes pour enchaîner une suite à l’histoire. S’il ne pouvait commencer à parler pendant ce laps de temps, il devait quitter le cercle. Mais s’il arrivait à tirer Corrigan des griffes des lions, le moniteur parcourait de nouveau le cercle des yeux et posait une deuxième question, une qui ne rappelait que trop sa situation actuelle à Paul. La question était : A-t-il su ?
Pour cette partie du jeu, les règles étaient exactement celles définies par Annie. On demandait de la vraisemblance, pas du réalisme. Par exemple, Daniel pouvait répondre : « Heureusement, Corrigan l’Insouciant avait avec lui sa Winchester et plein de munitions. Il tua les trois premiers lions et les autres s’enfuirent. » Dans ce cas de figure, Daniel avait su. On lui donnait le chronomètre, et il poursuivait l’histoire, qu’il laissait en suspens au moment où l’Insouciant se retrouvait par exemple pris jusqu’aux hanches dans des sables mouvants ; là il demandait à quelqu’un d’autre : « Saurais-tu ? » et déclenchait de nouveau le chronomètre.
Mais dix secondes, c’était bien court, et il était facile de s’empêtrer… facile aussi de tricher. Le gamin suivant pouvait dire par exemple : « Juste à ce moment-là un grand oiseau – un vautour des Andes, je crois – vint voler au-dessus de Corrigan. Corrigan l’attrapa par le cou et en se débattant l’oiseau le sortit des sables mouvants. »
Quand le moniteur demandait : « A-t-il su ? » on levait la main si on pensait que oui, sinon on ne bougeait pas. Dans le cas du vautour des Andes, l’auteur de cette trouvaille aurait certainement été invité à quitter le cercle.
Sauras-tu, Paul ?
Ouais. C’est comme ça que j’ai survécu. C’est comme ça que j’ai pu me payer un appartement à New York et une maison à Los Angeles et plus de bagnoles en état de marche que l’on n’en trouve dans certains garages. Parce que oui, je sais, et je n’ai pas à m’en excuser, bon Dieu. D’accord, il y a des tas de types qui écrivent dans une prose plus châtiée que la mienne et qui ont une meilleure compréhension de ce que sont réellement les gens ou du sens de la vie – fichtre, je le sais ! Cependant lorsque le moniteur demandait : A-t-il su ? à ces types, il arrivait qu’ils ne fussent pas très nombreux à lever la main. Mais ils levaient la main pour moi… ou pour Misery… et en fin de compte, je crois que cela revient au même. Saurais-je ? Et comment, je saurais ! Il y a un million de choses que je suis incapable de faire. J’ai jamais pu frapper une balle incurvée au base-ball, même au temps de l’université. Je suis pas fichu de réparer un robinet qui fuit. Je ne tiens pas sur des patins à roulettes et n’arrive pas à tirer un accord en do majeur correct sur une guitare. J’ai essayé deux fois de me marier, et ça n’a marché ni la première, ni la deuxième. Mais si vous voulez que je vous emmène en balade, que je vous fiche la frousse, que je vous fasse pleurer ou sourire, alors là, oui, je suis votre homme. Je peux le faire et continuer jusqu’à ce que vous criiez pouce ! Je sais faire cela, je SAIS.
L’insolente voix de rogomme de la machine à écrire s’insinua dans l’assoupissement qui le gagnait.
Ce que nous avons là, les amis, c’est beaucoup de deux choses : beaucoup de baratin, et beaucoup de pages blanches.
Sauras-tu ?
Oui. OUI !
A-t-il su ?
Non. Il a triché. Dans Misery’s Child, le médecin n’est jamais arrivé. Peut-être qu’il y en a parmi vous qui ont oublié l’épisode de la semaine dernière, mais l’idole de pierre, elle, n’oublie jamais. Paul devait quittait le cercle. Pardonne-moi, s’il te plaît. Maintenant je dois rincer. Maintenant, il faut que-